Qui donc connaît les flux et reflux réciproques
de l'infiniment grand et de l'infiniment petit,
le retentissement des causes dans les précipices de l'être,
et les avalanches de la création ?
(Victor Hugo, Les Misérables)

jeudi 20 mars 2014

Etienne Klein : L' Univers a t-il un instant zéro ?

Notes prises lors de la conférence d’Etienne Klein, 12 mars 2014
à la FIAP Jean Monnet, 
Cycle des conférences de la Société Astronomique de France
Certains cherchent la transcendance
dans la méditation ou la prière ;
d’autres la cherchent dans le service
qu’ils rendent à leurs proches ;
d’autres encore, qui ont la chance
de posséder un talent particulier
cherchent la transcendance
dans  la pratique artistique.


La science est un chemin alternatif
pour qui veut se consacrer
aux questions les plus difficiles que pose la vie.
Lee Smolin, Rien ne va plus en physique,
coll. Points Sciences, p 13

Préambule : L’éthique dans les sciences.


Lorsqu’on évoque les questions d’éthique ou de morale en science, c’est en premier lieu avec cet arrière plan que la science dit « ce qui est » et non « ce qui doit être ». Par exemple, elle dit que l’on peut  créer des OGM et comment le faire, mais elle ne dit pas si l’on doit le faire.  D’aucuns estiment que l’on ne peut en rester là et que les chercheurs doivent s’interdire de chercher dans des directions potentiellement dangereuses.

Etienne Klein situe l’exigence éthique en sciences sur un autre plan : bien parler de ce que nous savons. Autrement dit, faire en sorte que les discours présentant les résultats obtenus par les sciences n’induisent pas dans le corps social des idées fausses ; et ne fassent pas sous-estimer les changements qu’ils apportent - ou devraient apporter - dans notre vision de l’univers et de nous mêmes.

Etienne Klein évoque un exemple, celui du Principe d’Incertitude d’Heisenberg, avec un énoncé tel que « on ne peut mesurer simultanément de façon exacte la position et la vitesse d’une particule ». Cette formulation laisse entendre que 1) les notions de positions et de vitesses sont pertinentes à toutes les échelles et que 2) c’est notre pouvoir de connaître ces grandeurs qui est limité. Cette présentation des choses, au coeur des discussions et de l’interprétation de la Physique Quantique, est contestable. Parler de la position et de la vitesse d’un objet est tout à fait justifié et pertinent à l’échelle «macroscopique», celle de notre expérience sensible. Cela s’avère une erreur, un obstacle à la compréhension des choses, lorsqu’on veut décrire ce qui se passe dans l’infiniment petit, au niveau «microscopique» des particules élémentaires. Ce sont d’autres concepts qu’il faut alors mettre en oeuvre. C’est bien une révolution conceptuelle que la Physique quantique a introduit dans la première moitié du XX siècle. Il est du devoir, pour les acteurs de la transmission des connaissances, d’en faire prendre conscience. Et de parler de ces nouveaux concepts, de les expliquer au public, même si c’est difficile, avec le plus de clarté et pourrait-on-dire, le plus d’honnêteté possible.

 

Pourquoi cette introduction par le biais de l’éthique ?


Le conférencier, en introduisant sa conférence par ce rappel, avait à l’esprit le caractère pernicieux du terme de big bang. Caractère pernicieux, car ayant imposé dans un large public - Klein dit « enkysté dans la culture » l’idée d’un « début », d’un « instant zéro » de l’univers, avant même qu’une discussion - physique et philosophique - ait pu se développer.

 

 Qu’est ce que « rechercher l’origine de ... » ?


On emploie le terme d’origine de plusieurs façons :
  • en évoquant, en rapport avec l’état actuel des choses, un état, un évènement originel dont cet état actuel est issu. Etienne Klein rappelle à ce sujet les recherches menées à la fin du XIX siècle sur l’origine du langage : en fait il s’agissait d’une recherche de la « langue originelle », une langue dont toutes les langues actuellement en usage auraient dérivé.
  • en essayant de comprendre par quels processus quelque chose qui n’était pas est advenu. Si l'on prend toujours comme exemple le domaine linguistique, la recherche de l’origine du langage devient la recherche des conditions biologiques, cérébrales, environnementales, qui ont conduit à l’apparition du langage.
Dans le contexte cité, celui du langage, les deux emplois de l’expression «rechercher l’origine» ont quelque rapport : c’est à chaque fois la recherche d’un lien entre une chose, dans le passé, et une autre, postérieure. Mais en allant plus loin, une différenciation apparaît. On aboutit en effet à distinguer :
  • une conception relative de l’origine. Les facteurs qui ont permis ou rendu nécessaire l’apparition d’une nouvelle chose, facteurs dont on peut à leur tour rechercher l’origine, dans une récurrence sans fin.
  • une conception absolue. Rechercher l’origine, c’est rechercher une cause « première », qui n’est pas elle même l’effet d’une autre cause. Ou encore un fondement logique, un axiome d’où découle tout ce que l’on peut dire, ou encore tout ce qui peut ou doit exister.

 

Et alors, la question de l’origine de l’Univers ?


Considérons cette question successivement dans les deux conceptions - relative et absolue - du terme d’origine
  • La conception relative. Il s’agit de comprendre par quels processus l’Univers est advenu. Mais l’Univers étant par définition tout ce qui existe, penser l’origine de l’Univers en ces termes c’est penser comment « l’absence de toute chose » a pu engendrer la présence de quelque chose. Comment du «non être» a pu surgir l’ « être », du néant a pu surgir l’existant. Mais, comme l’a redit Etienne Klein à la fin de sa conférence, imaginer cette transition implique de penser le néant. Mais penser le néant, c’est nécessairement en faire quelque chose, le transformer en un être qu’il n’est pas. On se heurte à une contradiction. Un mystère...
  • La conception absolue. On affirmera l’existence d’une « Origine » extérieure à l’Univers, une Origine « transcendante » faisant de l’Univers un objet contingent, quelque chose qui donc aurait pu ne pas être, à moins d’affirmer que l’Univers implique sa propre existence, qu’il est lui même sa propre Origine absolue. La première option est celle des religions monothéistes, avec l’idée de Dieu. Une variante de cette option donne ce statut transcendant aux lois contrôlant la dynamique de l’univers : la gravitation, les forces électromagnétiques et nucléaires. Ces lois auraient ainsi « créé » les objets empiriques, les électrons, les quarks, etc, auxquels elles s’appliquent.  Mais comment l’auraient elles pu ? Peut -on imaginer ces lois en dehors du monde des objets, dans un «monde des lois» préexistant, comme le monde des idées de Platon ? Et comportaient-elles, en elles mêmes, la nécessité de l’existence des objets ? 

 

Quittons (provisoirement ?) ces questions philosophiques et revenons à la science.


Ce qui est du domaine de la science, à savoir la cosmologie et la physique des particules, c’est de se placer dans la conception relative de l’origine, mais en l’appliquant, non plus à l’univers en tant que tel, mais à un certain état particulier de l’univers. Cet état particulier auquel les physiciens s’intéressent, c’est la situation de l’Univers lorsqu’il a franchi « le mur de Planck ». La question de l’origine est alors, comment cet état particulier est-il advenu ?

 

Encore un Mur ?


Le mur de Planck (1) introduit une coupure dans l’histoire de l’Univers, une sorte d’obstacle à franchir. Mais, comme nous allons le voir, c’est une coupure pour ainsi dire « provisoire », liée à l’état actuel de nos connaissances et de notre capacité  de compréhension.

 

L’Univers a une Histoire


On dit souvent que c’est seulement au XXè siècle qu’on a découvert que l’Univers avait une Histoire. Etienne Klein s’inscrit en faux contre cette affirmation et en souligne les dangers. En fait, toutes les cosmogonies - les discours que les différents peuples ont tenus sur l’Univers - racontent des histoires sur le Monde, par exemple le passage du chaos a un état organisé. Ce qui est nouveau au XXè siècle, c’est l’apport, la révolution qui a résulté de la Relativité générale. Non seulement le contenu de l’Univers, les objets qui y résident, ont une histoire. Par exemple les étoiles, les galaxies, naissent, évoluent, se capturent, meurent... et nous aussi ! Mais le contenant, l’espace lui même et donc l’objet Univers en tant que tel, se transforme.

Cette nouvelle donne résulte de la conjonction de plusieurs avancées scientifiques majeures : une théorie de la gravitation, la Relativité générale d’Einstein (2) ; des observations faites dans les années 1920, celles de Hubble. Cet astronome - à partir du «décalage vers le rouge» de la lumière des galaxies, a été amené à conclure que les galaxies se fuyaient les unes les autres, et ce, d’autant plus rapidement qu’elles étaient mutuellement plus éloignées. Georges Lemaître (3), en étudiant les équations de la Relativité générale, avait acquis de son coté la certitude que l’Univers ne pouvait être statique : l’espace impliqué dans ces équations devait nécessairement se contracter ou se dilater. Les observations de Hubble l’ont alors amené a réinterpréter cette « récession des galaxies », non pas comme une fuite, mais comme une dilatation de l’espace lui même, qui entraine les galaxies dans son mouvement d’expansion. La Relativité générale s’étant trouvée confirmée par d’autres observations indépendantes, l’idée de l’expansion de l’Univers s’est peu à peu imposée.

 

Fiat Lux


Tout cela est maintenant bien connu et fait l’objet d’un large consensus parmi les scientifiques concernés. Très vite  l’idée est venue de «tourner le film à l’envers» : Grossièrement, puisque l’espace se dilate et puisque rien ne se perd ni se crée (conservation de la matière et de l’énergie), l’univers était donc dans le passé plus resserré, plus dense, plus chaud. Connaissant sa vitesse de dilatation, on pouvait ainsi calculer le temps écoulé depuis l’instant où la taille (4) de l’Univers était nulle, sa densité et sa température, infinies... autrement dit le temps écoulé depuis l’instant zéro, la «Singularité» permise par les équations d’Einstein, le début de tout. Et cette idée d’être aussitôt accueillie, dans une culture qui considère que l’Univers a été créé, et qui a même donné la date de sa création. Rappelons nous les 6000 ans du catéchisme de notre enfance, nous les anciens ! Une nouvelle si bien accueillie par l’Eglise, que le Pape Pie XII (d’après les « on dit ») voulait féliciter Georges Lemaître, qui se trouvait être abbé, d’avoir prouvé l’existence de Dieu. Mais l’intéressé avait aussitôt démenti.

 

Au delà de cette limite, les équations ne sont plus valables


L’évocation d’un instant zéro était en effet à tout le moins prématurée. Car les équations de la Relativité générale, théorie de la gravitation, ne peuvent rendre compte correctement de la dynamique de l’Univers que sous certaines conditions. A savoir que les forces de gravitation soient dominantes, aux échelles considérées, en comparaison des autres forces, électromagnétiques et nucléaires. Or ce n’est plus le cas lorsque l’univers devient trop dense. Dans la dynamique globale de l’Univers d’alors, toutes les forces - et non la seule force de gravitation - jouent un rôle important, aucune ne peut être négligée. On ne peut plus décrire ce qui se passe, établir la physique de l’univers dans cet état, sans mobiliser simultanément la Relativité générale (forces de gravitation) et la Mécanique quantique (les autres forces). Or les formalismes de ces deux théories sont pour le moment inconciliables. La raison en tient à ce qu’elles n’utilisent pas la même notion d’espace-temps. Dans la Relativité générale le contenant - l’espace-temps - est lié au contenu - la matière, l’énergie - et évolue avec lui. Dans la Physique quantique l’espace-temps (en fait celui de la Relativité restreinte) est comme une scène de théâtre, indépendante du jeu des acteurs.

Ainsi au stade des connaissances actuelles, il n’y a plus d’instant zéro, car les équations de la Relativité générale, au delà d’une certaine limite, ne sont plus pertinentes pour rendre compte de la dynamique de l’Univers. Cet état limite de l’Univers, au delà duquel - quand on remonte dans le temps - manque la théorie qui permettrait d’en faire la physique, est nommé le «mur de Planck» Bien sûr, c’est un mur pour nous, pour notre compréhension, et non pour l’Univers lui même qui l’a franchi sans rien remarquer de particulier !

 

Franchir le mur : la recherche continue, heureusement, mais combien difficile.


Pour franchir le mur de Planck, avoir quelque idée de ce qui se passe de l’autre coté, plusieurs pistes sont suivies.

 

Les pistes de la recherche théorique : Nul n’y entre s’il n’est géomètre.


La Relativité générale et la Physique quantique sont nées à la même époque, au début du XX siècle. Très vite on a cherché à les réunir. Ce problème est le premier des cinq problèmes énoncés par Lee Smolin (5) dans le livre mentionné dans l’exergue, avec  2) le statut exact de la Physique quantique et son interprétation - marque t-elle ou non, par exemple, une limite à notre capacité de connaître ; 3) les différentes forces identifiées dans la nature - gravitation, forces électromagnétiques, nucléaires - peuvent elles être unifiées dans une seule théorie ; 4) les valeurs prises par les constantes en oeuvre en physique - pourquoi les valeurs observées et non pas d’autres, différentes, et d’ailleurs sont elles vraiment constantes ? et enfin 5) la nature de la matière noire et de l’énergie sombre, voire leur existence effective en regard de théories modifiant la gravitation aux grandes échelles. Si je mentionne ces cinq problèmes majeurs non évoqués explicitement par Etienne Klein dans sa conférence, c’est que leurs solutions, comme on peut l’imaginer  spontanément, pourraient être liées.

Plusieurs pistes ont été dessinées. Elles consistent toutes à concevoir de nouvelles structures d’espace-temps, toujours en se plaçant dans cette branche majeure des Mathématiques qu’est la Géométrie. Par exemple en introduisant des dimensions supplémentaires, ou encore en faisant l’hypothèse qu’aux très petites échelles l’espace et le temps puissent être discontinus - existence de grains d’espace, de sauts discrets du temps. Ces pistes s’appellent théorie des cordes, des super-cordes, des branes, gravité quantique à boucle ... Toutes font appel à la puissance d’expression des Mathématiques - Théorie des variétés, Théorie des Groupes.... Toutes avancent des arguments en leur faveur, mais aucune n’a pu encore proposer - semble-t-il - des tests observationnels ou expérimentaux qui soient actuellement réalisables et qui permettent de les rejeter ou de conforter leur validité.

Toutes concluent cependant à l’impossibilité d’un état de l’univers de taille nulle, de densité et de températures infinies. Dans toutes ces pistes, la «Singularité», l’instant zéro des équations de la Relativité générale, disparaît.

 

Les pistes expérimentales : Créer des conditions s’approchant du mur de Planck.


C’est ce que font, par exemple, les chercheurs du CERN à Genève, sur la frontière franco-suisse. Mais il faut savoir que les niveaux d’énergie correspondant au mur sont actuellement hors de portée dans la puissance à atteindre, et peut être le resteront-ils dans l’avenir. On sait bien en effet caractériser ce fameux mur en terme d’énergie. Par exemple, pour prendre une image familière, son niveau d’énergie est tel que - je cite E. Klein - chaque particule possède une énergie équivalente à celle d’un TGV en pleine vitesse.  Or dans la grand «collisionneur» du CERN, le LHC, qui précipite des milliards de protons (noyaux d’hydrogène) les uns contre les autres à des vitesses proches de celle de la lumière, les protons voués aux crashs ont grosso-modo - chaque proton - l’énergie d’un moustique en vol ! C’est déjà énorme, quand on sait la petitesse d’un proton par rapport à celle d’un moustique, puisque ce dernier est environ mille milliards de fois plus gros. Cette énergie a permis de faire surgir le boson de Higgs. Mais on est encore très très loin du TGV !

 

Les pistes d’observations cosmologiques : Trouver des traces dans la structure des signaux reçus du fond de l’Univers.


Par exemple dans l’analyse de la première lumière (celle du fond diffus cosmologique, le CMB). Ou encore dans l’analyse d’éventuelles ondes gravitationnelles (Expérimentations  en cours).  A l’heure ou j’écris ces lignes (17 mars 2014), vient de paraître précisément un communiqué de physiciens américains (John Kovac et al.) annonçant avoir détecté la signature d’ondes gravitationnelles dans la polarisation du rayonnement du fond diffus, à partir des observations d’un télescope installé en Antarctique (6). Cette signature confirmerait un des mécanismes proposé pour la dynamique de l’ère de Planck, le mécanisme d’inflation. Mais déjà, dans le communiqué lu sur orange.fr, peux t-on lire que cette avancée «porte un nouvel éclairage sur certaines des questions les plus fondamentales, à savoir pourquoi nous existons et comment a commencé l’univers»  Un exemple significatif de ce qui a été dit au début de la conférence, à savoir le risque de confusion lié à l’emploi de termes comme pourquoi, a commencé. Ne revient-on pas (inconsciemment chez les rédacteurs ou les traducteurs ?) à cette idée de création et qui plus est création intentionnelle ? Est ce là une fois de plus «bien parler de ce que nous savons» ?

 

Notes

  1. Du nom du physicien allemand Max Planck, 1858-1947, fondateur de la Physique Quantique. On a donné le nom de Planck au dernier satellite - lancé le 14 mai 2009 - dédié à l’observation de la «première lumière», celle du fond diffus cosmologique
  2. Théorie élaborée, rappelons le, entre 1907 et 1915 (cf Wikipédia)
  3. Prêtre belge et Astrophysicien, 1894-1965. Il est mort juste après la découverte par Penzias et Wilson du rayonnement du fond diffus cosmologique, une des traces du Big Bang.
  4. Ce terme de taille est ambigu ; ici encore se pose le problème de bien parler de ce que nous savons. Cela mériterait un plus long développement. Disons que dans cet état hypothétique de l’Univers, toute distance est nulle. Comme si, pour prendre une image, la distance entre Paris et Lyon, Toulon et Brest, Brive et Marseille, etc, était devenue égale à zéro.
  5. Physicien américain né en 1955, un des fondateurs de l’une des pistes théoriques, la gravité quantique à boucle, très sceptique sur la théorie des cordes.
  6. Un bel exemple de concurrence positive, entre américains et européens. Les astrophysiciens européens travaillent actuellement sur les données fournies par le satellite Planck, concernant le même phénomène, savoir la polarisation de la lumière du fond diffus et ses relations avec d’éventuelles ondes gravitationnelles. La présentation de leurs résultats est prévue pour bientôt. Les résultats des uns et des autres, s’ils se confirment mutuellement, seront effectivement une avancée majeure.

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